Urgence sanitaire et inaction climatique : paradoxe de l’ère des catastrophes 3/3

En eaux troubles : brouillages idéologiques et post-vérité

Toutefois, cette relation du politique au court-termisme n’explique pas complètement le paradoxe lexical et politique auquel on assiste depuis mars. On peut également considérer, en adoptant un point de vue machiavélien, que ce paradoxe résulte aussi de la tentative consciente du pouvoir libéral d’accaparer la rhétorique écologiste et catastrophiste de ses opposants. En effet, celui qui se disait « ni de droite ni de gauche » a tout de même mené sans sourciller depuis le début de son quinquennat de nombreuses politiques économiques libérales ayant conduit à de fortes oppositions syndicales et écologistes. Alors fragilisé sur sa gauche dans un contexte électoral de montée des Verts, on peut penser que Macron avait tout intérêt, en temps de catastrophe, à régurgiter des valeurs et concepts inspirant le changement social, au risque de devenir incohérent avec sa propre politique. Le 13 avril, il annonça qu’il « nous faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Une bien belle déclaration d’égalité quand on sait que les réformes socio-fiscales adoptées en 2018 ont selon l’Insee représenté un gain annuel moyen de 790 euros pour les 10% de ménages les plus riches, contre 130 euros pour les 10% les plus pauvres, ceux « qui ne sont rien ». Mais c’est par sa déclaration finale que le vol de la dialectique politique adverse apparaît sans retenue : « nous aurons des jours meilleurs et nous retrouverons les “jours heureux” ». Avec cette référence au programme du Conseil National de la Résistance, la contradiction est totale: alors que « Les jours heureux » visaient l’intérêt général, la solidarité et la nationalisation de multiples secteurs de l’économie, la politique néolibérale d’Emmanuel Macron a entraîné la fermeture de lits d’hôpitaux, une baisse des allocations chômages, la privatisation d’ADP…

Ces quelques exemples de distorsion entre les discours et actes sur les questions économiques et sociales confirment l’hypothèse qu’on pouvait formuler à l’observation de l’hypocrisie écologiste. En effet, ici, le paradoxe lexical et politique est conscientisé par le pouvoir. Celui-ci ingère dans ses discours la rhétorique que ses opposants politiques lui opposent traditionnellement pour mieux incarner, aux yeux des citoyens peu politisés, les référentiels et valeurs propices du moment (l’intérêt général, le sacrifice, la lucidité scientifique face à la catastrophe,…). Or, ce changement soudain de doctrine selon l’intérêt politicien du moment rappelle dangereusement les inquiétudes de George Orwell contenues dans 1984. La vérité devient peu à peu malléable et l’hypocrisie la norme : après avoir fermé les lits d’hôpitaux et ignoré les demandes des soignants durant des années, le pouvoir offre des médailles à ces héros nationaux.

Or, ces méthodes de propagande entraînent une distorsion entre la parole et les faits conduisant de plus en plus nos systèmes politiques sur un terrain glissant. Tout d’abord, ces politiques institutionnalisent peu à peu une sorte de vérité réversible : les masques ne servent à rien puis sont obligatoires, catastrophisme écologiste un jour et défenseur de la 5G et de la croissance le lendemain,… Le pouvoir en place affaiblit ainsi dangereusement la confiance dans la parole alors que c’est précisément celle-ci qui permet, en démocratie, la légitimité du dialogue comme mode de résolution des problèmes sociaux (et non la violence). En outre, ces discours s’inscrivent dans le droit chemin de l’évidement et de l’instrumentalisation de la langue par le politique. En reprenant à son compte des termes forts de l’écologie politique ou de la résistance sociale, au mieux le pouvoir néolibéral neutralise les mots (développement durable, transition écologique) et au pire les travestit considérablement (démocratie, « jours heureux »,…). Les oxymores de Big Brother paraissent bien dépassés par la réalité, à l’ère de la « croissance verte » ou des « énergies propres »…

Fixer le cap : retrouver la cohérence à long terme et un sens politique profond

Avec ces deux tentatives d’explication, le paradoxe lexical et politique de l’ère des catastrophes peut apparaître plus clair. Mais que faire désormais face aux contraintes politiques et institutionnelles qui obligent au court-termisme ? Ou encore à cette instrumentalisation politicienne du discours écologiste ? Pour conclure cette analyse du paradoxe et tenter d’en sortir, deux réponses et propositions d’action vont ici être apportées.

Tout d’abord, comme nous l’avons vu, le caractère urgent et palpable de la crise sanitaire, a contrario des futurs effondrements socio-économiques ou climatiques, a permis l’utilisation par le pouvoir politique d’une dialectique catastrophiste. En quelques semaines, les citoyens ont alors accepté la légitimité de mesures très contraignantes pour l’économie et leur liberté au nom du bien commun de la santé. Ainsi, il va s’avérer nécessaire, pour remédier au paradoxe, d’opérer un grand travail d’éducation populaire afin de remettre le long terme au cœur de la politique. Expliquer en profondeur aux citoyens les causes présentes et futures des grandes catastrophes (manque d’énergie, extinction de la biodiversité, climat infernal,…), c’est se donner collectivement les moyens d’inverser la spirale de l’urgence. Souffler, sortir la tête de l’eau, observer la cité et prendre le temps de se questionner. C’est le seul moyen d’échapper à l’emballement d’un système qui, paradoxalement, déplore les effets dont il adore les causes et qui s’enferme ainsi dans une fuite en avant suicidaire. Il s’agit de faire comprendre à nos proches que nous arrivons dans l’ère des catastrophes, que l’extraordinaire va peu à peu devenir la norme (montée du chômage et de la pauvreté, sécheresses et tempêtes, violences terroristes, policières ou insurrectionnelles, migrations climatiques, montée de l’intolérance et de l’égoïsme, extinction des espèces, manque d’énergie et de moyens,…). Or, selon Jean-Pierre Dupuy, « c’est parce que la catastrophe constitue un destin détestable dont nous devons dire que nous n’en voulons pas qu’il faut garder les yeux fixés sur elle, sans jamais la perdre de vue ».

Pour s’en sortir, pointons alors du doigt les paradoxes et hypocrisies du pouvoir (urgence sanitaire mais inaction climatique) et démontrons les divers parallèles entre les catastrophes pour mieux les anticiper. En effet, comme pour la crise sanitaire, la réponse climatique nécessitera certains sacrifices en termes de confort de vie (moins d’avions, d’alimentation carnée,…). Toutefois, ceux-ci devront être répartis équitablement à hauteur de notre pollution respective pour éviter les inégalités ayant provoqué la crise des gilets jaunes. Il faudra en outre, comme pour le covid, écouter les scientifiques pour bien comprendre les immenses enjeux du XXIème siècle. Toutefois, la réponse politique devra être discutée et adaptée au territoire (contrairement à la centralisation de la prise de décision des mesures sanitaires et leur aspect parfois autoritaire). En outre, l’anticipation sera centrale car la politique sanitaire se heurte au même obstacle que la politique climatique : son inertie. En effet, s’il faut quelques semaines pour voir les effets d’une politique sur une pandémie, il faut environ une vingtaine d’années pour constater les effets d’une mesure sur le climat. Plus on agira tôt, moins le choc sera mortel. Enfin et surtout, il s’agit de faire comprendre à nos parents, nos frères et sœurs, nos ami.e.s que, comme le covid, la question écologique touche profondément au bien commun, à ce qui nous lie ensemble dans un même corps social et politique. Ainsi, quel hôpital et quels services publics pour demain ? Quelle alimentation ? Quel mode de production ? Quel travail ? Quel sens collectif réimpulser à nos vies ? Mais le parallèle ne s’arrête pas là : les mesures liées au confinement ont montré la capacité incroyable de réaction et d’organisation du pouvoir étatique face aux crises. Face aux dogmes selon lesquels « il n’y a pas d’argent magique » ou que « cela prend du temps », on a vu qu’en une semaine, des décisions politiques ont pu réorganiser l’ensemble de l’économie productive et que l’État s’est lourdement endetté pour gérer la catastrophe. Alors, face à ce paradoxe politique, n’est-il pas le temps de réaffirmer que « corona et climat : même combat » ?

La deuxième piste d’action face à ce paradoxe de l’ère des catastrophes concerne le langage. En effet, face à la reprise hypocrite du discours catastrophiste par ceux-là mêmes qui causent les désastres, on peut pointer deux solutions. D’une part, il est important, pour montrer les incohérences des discours politiciens, de se réapproprier les termes en leur redonnant leur sens politique véritable. Par exemple, est né le 27 mai 2020 le Conseil National de la Nouvelle Résistance, organe politique militant reprenant les termes et l’imaginaire de la résistance des années 1940 pour l’appliquer à la lutte contre le néolibéralisme et l’extrême-droite montante. Face à la dénaturation et l’évidement du langage, il faut redéfinir, recontextualiser et s’interroger sur les utilisations politiciennes de termes comme « démocratie représentative », « transition écologique », « énergie propre », « développement durable »,… Comme le rappelait Ludwig Wittgenstein, « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde » : sans lui, comment penser ? D’autre part, face à la banalisation et l’évidement de la rhétorique catastrophiste par le pouvoir, il est nécessaire de favoriser l’éclosion et la transmission de nouveaux concepts plus radicaux et donc plus durs à instrumentaliser. On pourra citer à titres d’exemples les termes plus clivants et donc plus incorruptibles de décroissance, de municipalisme libertaire, d’assemblée constituante, de low-tech, etc.

Naufrage de fin du monde ou retour sur l’île d’Ithaque ?

Si Joachim du Bellay affirmait « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage », celui entamé par le paquebot de la civilisation thermo-industrielle commence à s’avérer coûteux pour ses passagers. Toujours désireux de dépasser les limites, le navire s’est engagé à pleine allure vers une mer dangereuse et incertaine. Dans sa quête de vitesse, c’est bien la fin du monde connu qu’il atteindra, mais sans point de retour possible. Bloqués dans un océan hostile, les humains deviendront les monstres qu’ils redoutaient et jamais comme Ulysse ils ne rentreront chez eux.

Aujourd’hui, le navire a subi un rude choc le mettant pour un temps à l’arrêt. Dans ce cadre, un paradoxe s’opère : alors que les capitaines paniquent devant la catastrophe et promettent d’assurer la sécurité du trajet à venir, ils ne font pas demi-tour et continuent à accélérer vers l’inconnu. Jusqu’au prochain obstacle, plus dangereux encore. Qu’importe si, à chaque crise, certains seront vraisemblablement jetés du bateau ou violentés. Avant que l’on se rende compte que les canots de sauvetage sont illusoires dans cet océan déchainé, peut-être serait-il plus sage de virer de bord et de préserver l’unique vaisseau de l’humanité ?

Cet article a été rédigé par François Fouchet, en partenariat avec le journal des étudiants de la licence Sciences Politiques de Rennes 1 (Arespublica)

Written By: L'Hermite Sombre

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